2d TOUR : NOIR DÉSIR PREND POSITION
Les artistes engagés face au défi du 5 mai.
Face aux 20 % de l'extrême droite au premier tour de l'électionprésidentielle et à la déclaration en date du 23 avril de Jean-Marie Le Pen, affirmant sur France 2 qu'il sera "plus près des 50 % que des 20 % au deuxième tour", il ne s'agit plus de savoir qui s'est abstenu au premier tour, qui a eu la flemme de se soumettre aux formalités des procurations, mais de mesurer, à travers des témoignages, la mobilisation des acteurs de la scène artistique. Du groupe Zebda à Karine Saporta, en passant par Noir Désir, ce rapide tour d'horizon montre que, par discipline républicaine, la majorité d'entre eux déclarent qu'ils voteront pour Jacques Chirac. Néanmoins, chez certains de ceux qui ont voté pour les "petits" candidats, il existe parfois la tentation du bulletin blanc, accentuée par les sondages assurant dès à présent que l'actuel président l'emportera facilement.Familier des concerts militants, Noir Désir s'est souvent engagé contre le Front national (FN). Denis Barthe, le batteur du groupe, confie : "Je comprends la sanction contre la politique molle de Lionel Jospin, mais il est inadmissible que cette sanction soit symbolisée par la présence du FN le 5 mai. J'ai voté Besancenot et je pensais voter Jospin au second tour. J'ai le sentiment de m'être autopiégé. Je me suis gentiment engueulé avec Jean-Paul, le bassiste du groupe, qui ne veut pas voter au second tour. Pour moi aussi, mettre dans l'urne un bulletin Chirac aura quelque chose de catastrophique, j'ai le sentiment que les Français vont l'amnistier. Mais il faut absolument que Le Pen fasse le plus petit score possible."
Lors d'une tournée du groupe au Proche-Orient, il y a quelques semaines, Bertrand Cantat avait déclaré (Le Monde du 20 avril) vouloir s'abstenir lors du duel Chirac-Jospin, prévu au second tour. Rentré en France, il est sous le choc. "J'ai un peu été abstentionniste malgré moi : j'aurais voté Besancenot ou Mamère, mais je n'avais pas eu le temps de faire les papiers. Surtout, ce résultat nous remet à notre place. Il y a encore un an, on se disait fier d'avoir explosé l'extrême droite... On se pose évidemment des questions sur la portée de notre militantisme. La priorité aujourd'hui est de faire barrage à Le Pen. Ça fait vraiment mal, mais, le nez dans la merde, je vais voter Chirac, en espérant ? sans y croire ? qu'il sera à la hauteur de ce scrutin historique. Et que ce coup de fouet au sens civique de beaucoup de jeunes changera le cours des choses aux législatives."
Le chorégraphe Jean-Claude Gallotta, à partir du 2 mai au Théâtre de Chaillot, à Paris, après avoir voté Jospin, trouve "la gifle trop grosse pour le PS". Il rappelle comment, à Grenoble, où il vit, le socialiste Hubert Dudebout, donné largement gagnant, s'est fait battre par Alain Carignon aux municipales de 1983. "Ne soyons sûrs de rien pour ce second tour. Je reçois plein de coups de fil d'amis étrangers aux yeux desquels on passe pour des fachos. Il faut que les théâtres redeviennent des agoras, des lieux de parole. Je vais être obligé de voter Chirac !" Alain Buffard, également chorégraphe, dit "avoir voté Besancenot au premier tour et qu'il se déterminera au second en voyant comment les affaires tournent". Il évoque le 1er Mai et les manifestations prévues pour dénoncer le Front national.
"Pour autant, ajoute-t-il, je ne peux concevoir au jour d'aujourd'hui de mettre Chirac dans l'urne. Il faut tirer les leçons des affaires, de l'affaiblissement des institutions. La culture n'intéresse plus les politiques. Le PS n'a abordé aucune vraie question. Quels sont ces candidats effondrés qui prennent des crachats, des tartes dans la figure, et qui font mine que ce n'est pas grave. Quoique le ketchup lancé sur Jospin pour que le PS soit, enfin, plus rouge avait un sens politique clair. Seul Noël Mamère, qui a une vision globale des affaires, a su parler des intermittents du spectacle. Je ne me vois pas voter Chirac. D'autres le feront à ma place !"
Retournons aux musiciens. Avec son frère Hakim et Magyd Cherfi, Mustapha Amokrane est l'un des trois chanteurs d'origine algérienne de Zebda, formation toulousaine autant réputée pour ses tubes festifs (Tomber la chemise) que pour ses engagements politiques. Le groupe avait ainsi été le fer de lance de la liste Motivé-e-s qui, à Toulouse, avait recueilli 13 % des voix au premier tour des élections municipales de 2001. "Ces dernières semaines, explique Mustapha Amokrane, nous étions à fond dans l'enregistrement de notre album, dans notre petite bulle. Mais nous étions plutôt éc?urés par ce débat sur l'insécurité, qui se résumait en gros par : "Tous les Arabes sont des voleurs et des antisémites." J'ai voté Hue au premier tour, après pas mal d'hésitations. Jospin était trop loin d'une politique de gauche. Dimanche soir, j'ai pris le score de Le Pen de façon très personnelle. J'ai pensé à ma famille, à mes amis, à tous les gens d'origine maghrébine. Le message était clairement xénophobe. Cela m'a renvoyé à mes plus mauvais souvenirs d'enfance et d'adolescence, aux humiliations subies à la piscine, au foot, à l'entrée des boîtes.
"Toute ma vie, j'ai agi pour faire partie intégrante de cette société. Là, on me renvoie au visage les babouches de mon grand-père, on me désintègre. Le lendemain, je me suis senti très français. Un combattant, pas quelqu'un qui dort. Personne ne peut nous chasser de notre pays. Je mesure à quel point les enfants de l'immigration sont absents du débat politique. Alors que des dizaines de milliers d'entre eux réussissent, il est dramatique que la seule parole entendue soit celle de casseurs. Il faut que Le Pen fasse le plus petit score possible, mais, ce qui me touche, ce sont les rassemblements de rue. Un débat beaucoup plus vrai et plus fort que celui qu'il y aura entre Chirac et Le Pen."
Guy Manuel de Homem-Christo et Thomas Bagalter forment le duo Daft Punk, le plus célèbre des groupes français de musique électronique. Habitué à cacher son visage et à ne pas s'engager politiquement, le groupe cède aujourd'hui à un cas de force majeure. "Dimanche, à la dernière minute, j'ai voté Jospin sans conviction, confie Thomas Bagalter. J'avais lu quelques jours avant un article du Monde qui évoquait la possible présence de l'extrême droite au second tour, ça m'a décidé. Je voterai Chirac au second tour, parce que c'est la seule façon de soutenir la démocratie face aux idées fascisantes et xénophobes. C'est bien de descendre dans la rue, mais c'est le vote qui tranchera."