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Accueil / Spécial Noir Désir
/ 10.09.01
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INTERVIEW
Le script intégral, brut de
décoffrage
A l'occasion de la sortie du nouvel album de Noir
Désir, "Des visages des figures", Sud Ouest a rencontré Bertrand
Cantat, Denis Barthe et Jean-Paul Roy. Voici la retranscription
"brute" et intégrale de cet entretien, réalisé au début du mois dans
le jardin du studio de Hurlement, à Bègles.
Par :
Propos recueillis par Stéphane C. Jonathan.

Photo Christophe Goussard
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Après plusieurs années à ne travailler en groupe que
ponctuellement, sur des projets précis (Bashung, Des Armes etc, et
quelques concerts éparses), dont pas mal de travaux personnels pour
plusieurs d'entre vous... Avez-vous eu du mal à accepter l'idée de
redevenir Noir Désir, de retrouver le fonctionnement en groupe
?
BERTRAND CANTAT : Il ne faut pas se dire qu'on va essayer de
retrouver ce qu'on connaissait déjà. Il faut essayer de vivre autre
chose. Sinon, c'est pas la peine. Evidemment, il y a des contraintes
qui sont liées au collectif. Mais il ne faut pas repartir en se
disant qu'on va se coltiner la même chose, sinon c'est pas la peine.
Il y a eu des choses fantastiques, mais t'as pas envie de vivre la
même chose à chaque fois dans ta vie.
DENIS BARTHE: Et les bases ont été
jetées par les choses dont tu parlais : il y a eu effectivement des
concerts pour des causes bien précises ; il y a eu la collaboration
avec Bashung, celle avec les Têtes Raides, avec Brigitte Fontaine...
Ce sont des trucs qui font marcher le groupe dans son collectif mais
sans qu'il y ait non plus exactement le même poids.
Avez-vous eu moins
l'impression de faire un break qu'après les albums précédents, par
exemple ?
B.C. : En temps que tel par rapport à une création et au
poids que ça suppose de faire un album, oui. Mais un break par
rapport à plein d'autre chose, non.
"Du moment
qu'on ne repart pas sur des bases pré-établies, qu'on essaye
d'exploser tout ce que l'on a de déjà « acquis », forcément c'est
"
Je veux dire, malgré la longue
carrière que vous avez déjà accomplie, est-ce que c'est toujours
intimidant de faire un album ?
B.C. : Oh oui, ça c'est sûr. Rien de
tout ça ne s'arrange avec le temps.
D.B. : Au contraire. C'est de plus
en plus dur.
JEAN-PAUL ROY : Du moment qu'on ne repart pas sur des bases
pré-établies, qu'on essaye d'exploser tout ce que l'on a de déjà «
acquis », forcément c'est flippant. Repartir faire un album, c'est
pas comme un premier. Mais...
D.B. : Et puis il y a aussi pas mal d'idées, de
spontanéité et tout ça qu'on a déjà grillées sur les cinq d'avant.
C'est pas évident de se retrouver devant tout à réenvisager, avec la
peur de te répéter... C'est moins facile.
Est-ce pour ça que vous êtes
allés dans différents endroits (Maroc, New-York...) ?
B.C. : Dans un sens
oui, pour s'aider à ne pas succomber dans des automatismes. Et aussi
pour en profiter pour vivre des choses, pour se confronter à
d'autres cultures. On en profite, très clairement.
Avec donc la
conscience du risque de tomber dans la facilité en faisant des trucs
que vous saviez déjà le faire ?
B.C. : Et comment ! Et là où c'est
plus dur, c'est que justement, c'est se battre contre tout ce qui
est "tomber dans les facilités" d'une part, ou courber l'échine sous
un certaine type de pression (notamment la première d'entre elle :
les gens t'ont défini comme « tel » et t'attendent « là », c'est la
première cause de mortalité de la liberté, cette pression-là. Donc,
on avait besoin de s'aider en se déplacer aussi dans des contextes
où on ne devait rien à personne et où personne ne nous devait rien.
Ca aide à se retrouver comme des gens avec, devant eux, une petite
montagne à gravir, avec le plaisir de la gravir. Et aussi des
douleurs. Mais ça fait un peu le ménage.
Partant de là, est-ce que vous
saviez quelle montagne vous aviez envie de gravir ? Dans quelle
direction vous aviez envie d'aller ? L'album a-t-il pris cette
couleur là au fil des improvisations, ou aviez vous clairement pris
le parti de faire un album apaisé, plus introspectif, plus intime
?
B.C.
: J'avais un peu posé ces bases-là, oui. Et je te remercie de poser
les mêmes (rires).
D.B. : Et puis on était sûr de ne pas vouloir nous resservir
exclusivement de « basse-guitare-batterie ». On a trifouillé de
nouveaux instruments, de nouveaux jouets. Y'a eu
laboratoire.
JPR : Au début, Bertrand parlait de partir juste avec des
instruments acoustiques au Maroc.
B.C. : Après, on est allé clairement
dans le « work-in-progress » : il y avait toute cette part de
liberté, cette errance qui te fait t'échouer sur une plage où tu
n'avais pas forcément prévu d'aller. Mais il y avait quand même des
préceptes de base.
"Il n'y a jamais eu la démarche de faire de
l'ethnologie musicale, mais forcément, ça transperce, transparait
partout. Le grand incendie, c'est New-York à fond. C'est le seul
texte que j'ai écrit sur place, inspiré directement par le
"
Est-ce que ça vient d'un ras-le-bol ou d'une
envie de découverte de nouveaux sons ? Est-ce que ça vient de vos
goûts musicaux qui ont évolué, que vous en avez eu marre de faire du
rock badaboum ?
D.B. : Quand tu sais faire un truc que tu fais
depuis longtemps, que tu as l'impression, sinon d'être allé jusqu'au
bout, au moins d'avoir fouillé la question, soit tu arrêtes, soit tu
cherches autre chose. Il y avait une grande partie de recherche,
c'est net.
Avez-vous eu l'impression d'être allé trop loin dans le
côté « groupe étendard », rebellion...
B.C. : On n'est jamais allé trop
loin. Le problème, c'est comment les choses s'arrêtent. Comment les
gens pensent qu'on se figent quelque part. Comment les artistes
eux-même parfois s'auto-figent et succombent à la pression. Comment
chaque moment d'une vie artistique est posé comme quelque chose
d'hyper lourd... Mais nous ça nous fait marrer : la perspective, on
l'a ! Quand on a commencé, on n'était pas du tout pris comme ça.
Puis on nous a pris comme ci, puis comme ça... Nous, ça fait 20 ans
qu'on rigole avec les gens qui veulent nous arrêter là où ils
veulent . Mais non, c'est pas à eux de décider.
Justement, la
musique -et pas seulement les textes- a nettement évolué vers
quelque chose de plus intime, introspectif...
B.C. : Le côté
introspectif est peut-être plus poussé. Mais en réalité, il n'est
absolument pas nouveau. Et il est absolument ce qui échappe au
groupe, justement . Mais on en parle, mais on veut pas vraiment le
savoir, mais si mais là... Et ça ne clarifie pas du tout les choses.
On se trimballe ça depuis le début. Je sais pas. Mais bien sûr qu'il
y a de l'introspection. Et sur cet album plus que jamais. Ca n'a
jamais été unidimensionnel, jamais. Et encore moins maintenant,
c'est vrai.
Mais un texte comme « L'Enfant roi » est vraiment plus
direct, plus limpide. C'est tout de même assez nouveau chez toi de
mettre les choses à nu sans les compliquer.
B.C. : OK, rien ne
ressemblait à ça exactement. Puisque, encore une fois, l'intérêt,
c'est de ne pas faire deux fois la même chose. Cela dit, il y avait
déjà eu des choses très simples aussi. Mais à côté, d'autres sont...
Il y a une palette qui s'est créée. Pas qu'il y ait eu une volonté
d'étaler absolument des couleurs différentes. C'est juste que ces
couleurs-là étant présentes, comment faire pour les rendre, pour les
sortir.
"Mais bien sûr qu'il y a de l'introspection.
Et sur cet album plus que jamais. Ca n'a jamais été unidimensionnel,
"
Sur
le CD-promo, l'Europe est sur un 2eme CD. Ce sera le cas sur l'album
?
D.B.
: Non. Tout sera sur un seul CD. L'idée de base c'était de le
dissocier, mais on n'avait aucune garantie qu'on ne retrouverait pas
l'album au prix d'un double-CD. Pour ne pas jouer avec ça, on a été
obligé de tout mettre sur un seul CD. On aurait aimé un
double-digipack, mais c'était courir le risque de se retrouver avec
un album à 250 balles.
« L'Europe » est-il un morceau que vous considérez comme
faisant partie intégrante de l'album ?
B.C. : Il nous a pris beaucoup de
temps et on s'est dit « merde : c'est celui qui nous a pris le plus
de temps, faut quand même qu'il soit sur l'album ! »
(rires)
D.B. : Et il a été au milieu de tout. « L'Europe », on
revenait tout le temps, pour des re-re (re-recordings), pour des
coupés... Au départ, il y a 3 heures et demi de musique. On y
revenait pour couper des bouts, pour gratter des trucs.. Et hop, la
session d'après c'était autre chose et on revenait à « L'Europe ».
C'était un peu le fil rouge de l'enregistrement, il était toujours
présent.
Vous avez trouvé des ambiances différentes à New-York,
Nîmes... Certaines choses sur le disque sont-elles très marquées par
telle ou telle ville ?
B.C. : Plus en se laissant pénétrer par les
choses, en se laissant porter par des ambiances... Il n'y a jamais
eu la démarche de faire de l'ethnologie musicale, mais forcément, ça
transperce, transparait partout. Le grand incendie, c'est New-York à
fond. C'est le seul texte que j'ai écrit sur place, inspiré
directement par le lieu.
Globalement, les textes ont-ils été travaillés pendant
longtemps, ou sont-ils sortis dans l'urgence ?
B.C. : Tous les
derniers à New-York ont été faits dans le temps des sessions. Dès
qu'on ne bossait pas la musique, je travaillais sur les textes. Tout
le temps. Il ne restait plus de temps pour rien d'autre, à peine
pour dormir. Mais c'était bien, ce côté urgence. Enfin « c'était
bien »... C'est comme ça. Il y a toujours une partie comme ça. Au
fond, ça fait partie du jeu.
C'est une habitude de travail chez vous, non
?
B.C.
: Attends, trois ou quatre qui ont été écrites comme ça. Il y en a
aussi qui ont été écrites y compris à New-York et qui ne sont pas
sur le disque. Mais toute l'autre partie, certains textes ont été
écrits il y a un an et demi / deux ans, d'autres au dernier moment.
Certains sont posés là depuis très longtemps. Mais une fois que j'ai
écrit un texte, je n'y retouche plus d'un millimètre. Pas forcément
un premier jet, mais une fois que je l'ai fini.
Le disque dans son
ensemble dégage une espèce de quiétude, de sentiment
apaisé...
D.B. : Pour moi, c'est de la sérénité, surtout.
Globalement,
étiez-vous dans cet état d'esprit ? Tranquilles, en sachant
exactement où vous alliez ?
B.C. : Non, c'est plutôt par la
volonté de na pas céder à la pression, y compris intérieur, que ça
se retrouve comme ça. Par une volonté de rechercher la sérénité que
par quelque chose qui arrive et nous avons parfaitement ce que nous
allons faire et poser nos bases. C'était plus combattre pour la
sérénité que d'avoir la sérénité infuse.
D.B. : Au bout d'un moment, quand
c'est comme ça que tu cherches, que des choses se font aussi dans
l'instant et qui sont très fortes... Quand Bertrand amène un texte,
ça accélère toujours les choses. Au bout d'un moment, tu vois un
visage à la chanson : quand tu as gratté tout ça, ce qu'il en reste,
c'est que tu sens serein : tu es content, fier de tout ça... Et tu
te dis que les chansons peuvent vivre sans nous.
B.C. : Je ne sais pas
comment ça peut se ressentir à l'écoute. Nous sommes forcément
mauvais juges.
Pour la première fois, vous avez fait appel à plusieurs
producteurs pour le même projet, sans que rien ne détone. Concernant
les chansons avec des cordes...
B.C. : Il y en a eu deux, et les
deux sont des histoires complètement différentes. L'une c'était pas
nous qui la voulions ; l'autre oui. Pour « Des visages des figures
», c'était vraiment nous, depuis le début on était sur cette
idée-là, c'était vraiment inclus dans l'idée de la compo de faire
s'ouvrir vraiment, presque symphonique comme ça. Mais pour le «
Bouquet de nerfs », dont tout a été fait dans un temps ultra réduit,
y compris l'écriture, la voix en une seule prise.... Et là, Nick
Sanzano a fait « Vous mettriez pas des cordes ? ». On s'est dit « ah
oui, bien sûr ! ». Mais on avait pas eu le temps de comprendre.
Parce que « Des visages des figures » est typiquement le morceau qui
a une très très longue progression dans le temps : on l'a fait en
répé, en maquette... Moi je l'avais écrit il y a beaucoup plus
longtemps...
Mais « Bouquet de Nerfs », tout est fait au dernier moment ;
et dans le temps même de l'enregistrement à New-York, il fait «
Ouais, je connais des musiciens pour faire des cordes, ce serait
vachement bien... » et tout s'est fait très vite. ; dans le même
temps. Donc, ce sont deux morceaux avec des temps très différents,
mais qui retrouvent dans l'album leur cohérence juste parce que
c'est nous et qu'on est coproducteur de la totale, donc on rapproche
les choses. Donc l'un est une idée de longue date, l'autre au
dernier moment.
D.B. : Et il y a la rencontre avec l'arrangeur, un super mec
: le mec il arrive, on le voit un quart d'heure, il nous fait
écouter une maquette, on est sur le cul et bon voilà.
B.C. : Et puis ce ne
sont pas les mêmes arrangeurs. Sur un morceau, c'est à NYC, sur
l'autre c'est Romain, du groupe Eiffel, un mec très fort et très
sympa avec qui on a bien accroché. C'est pas les mêmes musiciens,
pas au même endroit... Rien n'est pareil. C'est assez passionnant
parce qu'à la fin, blam c'est sur un disque, tout compacté comme ça,
alors que pour nous, c'est un an et demi de travail dans tous les
sens, de rencontres. C'est assez bizarre de ressortir avec un
résultat "en poudre" !
Y a-t-il eu, pendant l'enregistrement, un moment où vous
avez eu un peu la trouille de ne pas y arriver ? D'arriver au bout
de concrétiser le truc.
B.C. : Ca fait carrément partie du jeu chez nous.
La trouille, je sais pas.
JPR : tu peux pas faire autrement.
D.B. : Un jour t'es
sûr, le lendemain, tu ne sais plus. Ca m'est arrivé de réécouter ce
qu'on avait fait quinze jours après et de me dire « putain non, faut
pas l'faire comme ça. Et puis en fait quinze jours après t'as
retrouvé le fil et c'est reparti. Mais bon, tu doutes tout le temps,
je pense que c'est pour tout le monde pareil.
Ces doutes-là
sont-ils plus forts au bout de 20 ans de carrière ?
B.C. : On a tendance
à croire, parce qu'on est dedans, que oui, parce que c'est là et
c'est concret. Alors le passé, on le transforme, on le magnifie, on
le traîne dans la boue... Bref, on le transforme dans tous les cas.
Mais il me semble que ça a toujours été comme ça. A plus fort raison
dès le début.
D.B. : Ce qui est bien, c'est que comme on tchatche beaucoup,
quand il y en a un ou deux ou trois qui doutent, il y en a toujours
un pour recentrer le truc. Souvent, Bertrand dit « attends, ça, je
le vois comme ça et pas comme ça » et paf ! Il y a un gros
bouillonnement. Mais quand on doute tous les quatre en même temps,
ce qui est sûr c'est que le morceau passe à la trappe.
B.C. : C'est certain
: quand on doute tous ensemble, que personne n'est là pour rattraper
le truc, le morceau est mal barré ! C'est arrivé un petit peu sur
cet album.
Plus que sur les précédents ?
B.C. : Oui, il y a eu du déchets là.
Y compris parmi des trucs vraiment finis.
D.B. : Tu vois, on est autour de la
console, on écoute tous ensemble. Le producteur voit qu'on a les
boules... Personne n'ose dire « faut lui couper la tête » (pas au
producteur : à la chanson !). Il faut qu'il y en ait un qui démarre,
qui dise « ouais bon je trouve pas ça terrible... moi non plus... ».
Et quinze minutes après, il est mort (le morceau, hein, pas le
producteur !)
B.C. : C'est sur que si ça accroche pas aux
parois...
"Je dis depuis toujours que Noir Désir est
un groupe en split perpétuel et qui se reforme de temps en
"
La fin éventuelle du groupe est-elle quelque
chose qui vous tourmente ?
B.C. : Depuis le début.
D.B. : C'est toujours
en filigrane. Je dis depuis toujours que Noir Désir est un groupe en
split perpétuel et qui se reforme de temps en temps.
D.B. : Un jour ça
s'arrêtera. Mais ça peut reprendre aussi juste après. Si ça se
trouve, tu nous trouveras faisant des thés dansants dans 25 ans
(rires !). Mais bon, prenez des tasses solides, on sait
jamais.
B.C. : Oui, on peut s'énerver !
Aucune tournée n'est prévue.
Pourquoi ?
B.C. : Parce qu'on va commencer à discuter de ce que l'on
fera juste après t'avoir quitté ! Carrément. D'un point de vue
étalement des préoccupations, on a fait vraiment encore plus «
chaque chose en son temps » que d'habitude . On a tiré le disque
jusqu'à son point ultime (sa sortie). On avait décrété qu'on ne
s'occuperait que de ça. On avait décidé de faire quelques concerts
en festivals bien avant de savoir qu'on en serait encore à finir le
disque, ce qui fait que ça s'est un peu carambolé. Mais c'était bien
éclatant : on avait dit qu'on les ferait alors on les a fait. Pour
le reste, on a dit oui à rien, parce qu'on ne savait pas. Et on ne
sait toujours pas. On va s'en occuper, bien sûr, parce que ça va
devenir pesant : si on fait vraiment rien, faudrait le dire
clairement. Et si on fait quelque chose, faut qu'on s'en
occupe.
Mais notre préoccupation c'est de ne pas faire les choses
comme d'habitude. D'amener une excitation là-dedans, d'apporter
quelque chose à nous-même et aux autres, de jouer dans des
situations qui ne soient pas mécaniques... Ca va nous demander trois
fois plus de boulot, et un peu plus de temps : si on doit faire
quelque chose, ça nous demandera pas mal, et ça demandera une
préparation accrue. C'est à dire qu'on peut pas l'enclencher comme
ça, « bim ! », dès septembre. Impossible.
D.B. : Et puis on a besoin de
souffler. Mine de rien, tu connais le truc : tant qu'il n'y a pas
d''actualité médiatique ou artistique visible, tu crois toujours que
les gens ne foutent rien. Or ça fait quand même deux ans qu'on est
la tête sous l'eau pour l'album. Plus tous les projets qu'il y a eu
à côté. On a aussi besoin de souffler pour être bien dans nos
pompes. Je pense que si on enfile une tournée directe avec une
enfilade de Zénith, au bout de trois semaines, c'est fini : on sera
lessivé et puis basta.
J-P.R. : On doit pouvoir garder la maîtrise du
temps ; et donc casser la logique qui veut qu'on enregistre un
disque, qu'on le sorte, qu'on parte en tournée, etc. On veut pas
ça.
D''autant que les nouveaux morceaux risquent d'être
compliqués à inclure dans le nouveau répertoire...
B.C. : Non, pas une
chose simple. A partir de là, si on veut le faire, il va falloir se
donner les moyens de la faire.
D.B. : C'est peut-être aller
chercher des musiciens additionnels, peut-être aussi plusieurs
parties au concert... je ne sais pas, on n'en a pas encore parlé
ensemble. Et surtout un rythme de tournée qui nous permet
d'apprécier les choses et de garder le même plaisir. Tout ce qu'on a
vécu sur « Tostaky », « 666.667 »...
B.C. : ...et avant...
D.B. : ...c'était
super, mais on a avancé dans le temps. Et comme on a pas fait la
même chose sur l'album, on ne veut pas avoir l'impression de revivre
la même tournée.
Ca rejoint votre idée de ne pas accepter la facilité de la
routine...
D.B. : Des fois c'est marrant de ne pas accepter la facilité
: tu chausses du 42, tu mets du 40, et là tu es sûr de rester
éveillé ! (rires)
Le concert à la fin du mois à Toulouse, c'est un concert
de soutien ?
B.C. : C'est le Tactikollectif, la bande de Zebda (mais Zebda
ne jouera pas). Donc il y aura autour de ça un tas d'assos. C'est un
concert d'humeurs et d''idées, un concert militant entre
guillements, festif... Ou on va retrouver pas mal de vieux
camarades.
Justement l'engagement des Zebda aux dernières municipales
?
D.B.
: Courageux, très courageux. On a souvent réflechi à la façon dont
nous pourrions agir. Eux sont beaucoup plus que nous impliqués dans
la vie associative, ce qui est un engagement de tous les jours. Et
après, aller te frotter aux politiques, qui représentent une sacrée
machine de guerre, je trouve ça hyper courageux.
Vous avez du être
sollicités pour ce genre de choses, non ?
B.C. : Oui, c'est
arrivé. Mais nous avons notre manière de faire d'agir, de
s'impliquer. On n''a jamais été avare de ça. Mais sans jamais aller
jusqu'au fait de créer une liste pour s'engager dans des
municipales, notamment dans cette bonne ville de Bordeaux. On n'a
pas cette présence qu'ont les Zebda à Toulouse. On est trop absents
d'ici. Et on n'a pas le background associatif derrière nous, donc on
serait un peu obligés de se défoncer tous seuls... Mais bon, je ne
suis pas certain que ce soit forcément bon pour l'artistique. Faut
pas tout mélanger non plus.
D.B. : Et après, faut le gérer au quotidien :
quand tu as des élus sur une liste, passé l'euphorie de l'élection,
après faut y aller.
B.C. : Justement. Là, c'est Tayeb qui nous appelle
pour le Tacticollectif... Ce sont des amis, qui sont là comme des
gens véritablement impliqués, comme un ciment, comme une vitrine
aussi. Mais ils ont le background.
"Est-ce que
Noir Désir fait partie du retraitement des déchets ? De quelle
manière pouvons nous exister autrement que comme le déchet qui fait
partie de leur tout [à Vivendi]? Ce grand tout, si effrayant, est
"
On voit Universal
qui grossit, qui vient de racheter l'Olympia, qui pourrait racheter
les Zenith un jour, qui sait...
D.B. : Qui pourrait acheter le
monde, en fait. Tu ne crois pas qu'ils ont déjà racheté un peu la
politique ? Ils soutiennent des campagnes, sont impliqués dans
tout... Dans certaines villes, c'est déjà ça. Quand tu ouvres ton
robinet d'eau, c'est Vivendi qui coule, pas autre chose.
B.C. : Mais attention
: il y a beaucoup de fantasmes aussi, y compris lorsqu'on dit qu'ils
ont « racheté des politiques ». Ca ne sert à rien de trop fantasmer,
ça dessert même la cause.
D.B. : Non mais quand je dis « racheter » c'est
être impliqué dans des campagnes, financer tel ou tel...
B.C. : Ils sont
impliqués partout ! Ouvrir l'eau, c'est effectivement le geste
quotidien de la totalité des gens. Dans le monde de
l'entertainement, au sens le plus large, ils sont omniprésents...
Mais aussi dans les alcools, puisqu'ils possèdent
Seagram...
D.B. : Et une filiale dont on parle peu et qui concerne le
retraitement de tous les déchets.
B.C. : Donc, est-ce que Noir Désir
fait partie du retraitement des déchets ? De quelle manière pouvons
nous exister autrement que comme le déchet qui fait partie de leur
tout ? Ce grand tout, si effrayant, est terriblement orwellien. Ca
fait partie des trucs que l'on dénonce depuis le début.
D.B. : Et on est
aussi au coeur du système.
"A l'époque, on rigolait du
PDG de Polygram en disant qu'il n'était pas fait comme nous, qu'il
était à l'état gazeux et que de temps en temps il se
érialisait."
Justement, comment gérez-vous
cette situation : vous dénoncez un système dont vous faites partie,
puisque vous êtes des artistes « appartenant » à Vivendi-Universal
?
B.C.
: Tu vois, sur la pochette de nos disques, tu vois deux logos :
celui de Barclay, et à côté celui d'Universal. Nous, on n'a jamais
signé autre chose qu'avec Barclay, qui, de loin en loin, a été
racheté par Universal. A l'époque, on a signé avec des gens qui ne
s'occupaient que de musique. Là, on est passé à autre chose, qu'on
ne contrôle en rien. L'artiste qui avait signé sur tel ou tel label
qui a été absorbé par Universal, on ne lui demande rien. Il n'a
aucun contrôle sur ce qui se passe. Nous, on se dit que si des
choses se mettaient à tomber de très haut et de façon trop
verticales, des changements qui bouleverseraient notre façon de
faire et qui nous restreindraient dans nos libertés, qui
modifieraient nos rapports avec les gens de chez Barclay (avec qui
tout est OK mais qui eux, sont en porte-à-faux puisqu'ils doivent
rendre des comptes), si à un moment donné des choses comme ça font
trop friction, alors on en reparlera et on verra ce qu'on peut
faire. Parce qu'on n'a jamais demandé à vivre ça. On est pas maître
de notre destin de ce point de vue là. Mais pour l'instant, rien ne
nous a été imposé (ils ne sont pas complètement idiots).
D.B. : Beaucoup de
gens baissent les épaules en éspérant que rien ne viendra d'en haut,
aussi. On rencontre beaucoup d'artistes qui nous disent que «
l'important, en ce moment, c'est de ne pas déplaire ». Et tout le
monde passe avec son bouclier en se disant « pourvu que ça ne tombe
pas » ! C'est de l'autocensure.
B.C. : C'est tombé, justement,
beaucoup aux USA, avec des restructurations où tout le monde a été
viré. Si c'était arrivé en France, on aurait dès lors dit «
attention, là ça colle plus ». ca n'a heureusement pas été le cas,
ce qui prouve que Barclay a une façon de faire que d'ailleurs ils ne
sauraient pas copier. Aux USA, nos potes de Sixteen Horsepower par
exemple se sont retrouvés dehors.
D.B. : Si on va au bout de la
logique, on peut se demander si les interviews, comme celle-ci, dans
lesquelles ont balancent des piques à Universal, on se demande si
dans l'esprit de Messier ça n'est pas vendeur pour le groupe
Universal de se dire que « Noir Désir nous rentre dedans et ça fait
vendre des disques alors très bien, qu'ils continuent. » Tu te
demandes si tu ne joues pas le jeu de ça.
B.C. On est pas loin de la boucle
bouclée.
D.B. : On les laisse faire et puis « fais voir la courbe de
vente » : ah oui, laisse faire, c'est bon pas de problème. Partout,
les gens ne semblent réflechir qu'en termes de parts de marché. Si
elles sont bonnes, tu peux dire ce que tu veux, pas de
problème.
B.C. : Pour nous, c'est une question de liberté de parole, de
liberté d'action et de liberté d'user de son temps. Et une question
de vigilance : on a pas fait tout se qu'on a fait pour se laisser
faire comme ça au bout. Mais pour l'instant, dans notre quotidien,
ça n'est qu'un logo imprimé les pochettes de disques.
Et si ce logo
était libellé « Vivendi-Universal », ça ne vous ferait pas mal au
cul ?
B.C. : Universal, ça me fait déjà sacrément mal au cul. Mais
tu sais, on nous en parle beaucoup, mais est-ce qu'on emmerde Manu
Chao avec sa maison de disques ? Virgin, c'est quoi ? Le système est
exactement le même. Universal est moins discret, mais c'est tout.
Certains sont gros, d''autres moins, mais c'est tout un système,
toute une façon de faire à laquelle personne n'échappe. Et c'est
très flippant.
D.B. : La communication là-dessus est très américaine. Il se
trouve qu'on a la chance que rien n'ai changé depuis des années chez
Barclay dans nos relations et nos discussions. Les frictions avec
eux sont positives et on arrive toujours à ce qu'on veut.
B.C. : Chez eux
aussi, il y a des gens qui veulent que ça reste quelque chose
d'intéressant. Heureusement. Mais le jour où ça prend trop le pas,
on le verra. C'est bizarre parce que c'est tellement dématérialisé.
Chaque chose n'est qu'un élément sur un graphique, une courbe... Et
tout le monde fait partie du graphique. Très orwellien ça
aussi.
D.B.
: A l'époque, on rigolait du PDG de Polygram (le groupe auquel
appartenait Barclay, NDLR) en disant qu'il n'était pas fait comme
nous, qu'il était à l'état gazeux et que de temps en temps il se
matérialisait.
Le fait d'être français vous gêne-t-il ? Si vous étiez
anglophones, vous feriez une carrière véritablement internationale.
Et pourriez plus facilement envisager de collaborer avec des
artistes d'un autre statut.
B.C. : Dans la structure du showbiz
américain, on aurait des robinets ouverts partout. Par contre, on
aurait pu tomber dans le panneau dans lequel sont tombés beaucoup,
d'oublier ses racines, sa culture, sa langue... Tout ça pour quoi
finalement ? Pour en arriver à rien. |
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